C’était au temps où Bruxelles se battait pour la liberté d’opinion…
Récemment, j’ai eu mal à « mon Bruxelles ». Ce malaise m’est apparu à la suite de l’annulation par la librairie FILIGRANES de la rencontre avec le public belge de Raphaël Enthoven (qui, jusqu’à preuve du contraire, n’est pas un horrible fasciste). Il faut dire que notre philosophe parisien s’était fendu, quelques jours auparavant, d’un tweet pour le moins maladroit où il mettait gravement en cause la probité des journalistes à Gaza. Il n’en fallait pas plus pour enflammer la toile et le… Boulevard de Waterloo. Résultat des courses, face au courroux de certains éléments radicaux, et malgré la présence des forces de l’ordre, les organisateurs choisirent de capituler. D’où le titre de l’édito de Dorian de Meeûs dans La Libre Belgique : « Quand la meute bâillonne ». C’est d’autant plus dommage que c’est la première fois qu’une conférence d’Enthoven est annulée et que cela se passe, non pas en France, mais bien à Bruxelles. Bref, pas de quoi améliorer l’image (déjà fort dégradée) de notre capitale dans l’Hexagone. Cet épisode malheureux me fournit l’occasion de rappeler que les Bruxelloises et les Bruxellois sont tout le contraire de ces groupuscules obscurantistes. Ils se sont toujours battus pour la liberté d’expression. Parfois même jusqu’à la mort. J’en veux pour preuve l’histoire incroyable du « Faux Soir » lors de la Seconde Guerre mondiale…
Dès sa naissance, la Belgique fut reconnue, à travers l’Europe, comme un modèle de démocratie libérale. Ce n’est pas par hasard si Victor Hugo (1802-1885), après le coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte en décembre 1851, est venu s’installer à Bruxelles en compagnie de nombreux autres proscrits par Napoléon III. A cette époque, les débats politiques faisaient rage dans tous les troquets, bistrots et autres caberdouches de la capitale, que ce soit dans les Galeries Saint-Hubert ou à proximité du Palais Royal. Quand ce n’était pas au Boulevard de Waterloo, là où habitait le grand ami de Victor Hugo, Alexandre Dumas pour ne pas le nommer… Cet élan de liberté se perpétua jusqu’à ce que les Guerres Mondiales n’assombrissent la société belge. Le pire fut atteint lors de la Seconde Guerre mondiale lorsque l’occupant allemand imposa, en sus de sa présence, une idéologie mortifère et antisémite. C’était au temps où l’opinion était complètement bâillonnée…
C’est ainsi que quelques collabos belges confisquèrent un des principaux quotidiens du pays, « Le Soir » en l’occurrence, pour orienter son contenu dans le sens de la propagande nazie. En réalité, Marie-Thérèse Rossel, propriétaire du journal, avait décidé de cesser sa parution le 18 mai 1940, préférant s’exiler en France. Hélas, « Le Soir » fut relancé, contre sa volonté, par quelques plumitifs d’extrême-droite (Horace Van Offel, Raymond De Becker…) le 13 juin 1940. Aucun journaliste de l’ancienne rédaction n’accepta de collaborer avec la nouvelle direction. Par contre, Hergé y publia son album L’Etoile mystérieuse. D’où ce titre attribué à la gazette bruxelloise : « Le Soir volé » (qui tira à plus de 200.000 exemplaires jusqu’en 1943). A ne pas confondre avec le « Faux Soir » qui fut un numéro pirate du « Soir volé ». Ce canard fut diffusé le 9 novembre 1943 par le Front de l’Indépendance, une organisation secrète de la résistance belge. Ce numéro unique utilisa l’humour pour défier l’occupant nazi, faisant de la « zwanze bruxelloise » une arme de guerre. Le « Faux Soir », tiré à 50.000 exemplaires, provoqua un gigantesque éclat de rire dans la capitale. La réaction de la Gestapo fut immédiate. Elle arrêta plusieurs complices de l’opération (dont l’imprimeur Ferdinand Wellens qui mourut en déportation et le dessinateur Guy Mottard qui fut fusillé).
83 ans après cet acte de bravoure, en 2026, sortira un film historique retraçant l’épisode dramatique du « Faux Soir ». Le réalisateur, Michaël R. Roskam, vient de lancer le tournage qui réunit un casting prestigieux : Arieh Worthalter, Bouli Lanners, François Damiens, Mélanie Thierry… Selon Roskam, le sujet est plus que jamais d’actualité car il touche à la liberté d’expression, à l’indépendance de la presse et à ces personnes qui osent dire ce qu’elles pensent au risque de tout perdre. A méditer par toutes celles et tous ceux qui dénient le droit de s’exprimer à des libres penseurs…
Paul Grosjean
Chroniqueur bruxellois
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